Anton Bruckner (1824 - 1896)

"L'affrontement des forces ryhtmiques élémentaires des intervalles temporels pairs et impairs traverse à la manière d'un fil conducteur l'entière production symphonique d'Anton Bruckner." Günter Wand

 

"Bruckner est complètement détaché de cet érotisme sensuel [wagnérien], mais rempli par contre par la chaleur et la vitalité du paysage et des couleurs populaires autrichiens ; l'arrière- plan de toute sa musique est fait de piété et d'une relation mystique à Dieu, qu'on ne peut trouver dans la musique européenne que chez Bach".

Eugen Jochum

 

Ces deux extraits d'analyse de l'œuvre de Bruckner par deux immenses chefs d'orchestre, particulièrement réputés dans ce répertoire, évoquent en quelques mots l'essence même de cette œuvre monumentale, extrême et ne ressemblant à aucune autre malgré son classement dans le post-romantisme. Et comme le rajoute par ailleurs Günter Wand, cette musique est marquée de la confrontation de blocs thématiques, tels des plaques tectoniques qui cherchent un équilibre au sein d'un élargissement de l'espace.

 

Symphonie n°4

 Eugen Jochum

 Berliner Philharmoniker                                  1965

Cet enregistrement est un modèle d'équilibre entre la tension continue, voire haletante par moments, et les grandes respirations, dans la conduite des transitions et dans le rapport entre pupitres. Jochum maintient une unité extraordinaire dans l'ensemble des mouvements et de la symphonie en globalité, quand d'autres proposent des successions de passage qui finissent par ennuyer. Il choisit des tempos assez allants dans l'ensemble qui permettent de maintenir la tension et l'attention de bout en bout. Le chef n'aborde pas cette symphonie comme les monumentales œuvres ultérieures. Il joue sur le rythme et l'allègement de la texture ce qui fait que la musique avance avec évidence, alors que de nombreuses versions finissent par donner le sentiment de lourdeur pesante et d'alignements de phrases dont le sens musical se perd. Le début du Finale, mouvement que le chef voit comme le point culminant de la partition,  est un exemple parfait du mouvement continu que le chef sait rendre, avec des contrebasses marquées, des crescendos parfaitement dosés, des cuivres intenses mais qui ne couvrent pas le reste de l'orchestre. Sa direction nous emmène de façon prenante dans l'univers d'illustration des scènes du Moyen-Age que le compositeur voulait créer. Enfin l'orchestre de Berlin est à son sommet et l'enregistrement qui date désormais, bénéficie d'une très belle prise de son, restituant la profondeur de l'orchestre et les dynamiques sans les écraser, ainsi que la richesse des sonorités de l'orchestre.

L'un des plus grands enregistrements d'une symphonie de Bruckner.

 

Symphonie n°5

 Claudio Abbado

 Wiener Philharmoniker                                            1993

Les premières notes nous emportent d'emblée dans un univers grandiose et lumineux, où l'orchestre va résonner de façon claire, riche et avec ampleur. Le discours musical avance et tient en permanence l'auditeur grâce aux choix de tempos qui semblent toujours justes et logiques. Le travail sur les nuances et dynamiques, sur un parfait équilibre entre les pupitres, sur l'intensité des phrasés permet de faire sonner et chanter l'orchestre pour emporter l'auditeur dans un espace infini et solaire. 

Une version qui séduit et captive en permanence par son énergie, son lyrisme radieux et généreux. L'enregistrement bénéficie d'une excellente prise de son et des sonorités extraordinaires de la Philharmonie de VIenne.

 

 Günter Wand

 NDR Sinfonie Orchester                                                 1989

Il s'agit d'une enregistrement effectué en live à Hambourg à partir de deux concerts donnés en octobre 1989. Il existe d'autres versions par ce chef, mais il est ici réalisé avec l'orchestre qu'il a dirigé et façonné, dans Bruckner en particulier, pendant près de 20 ans. On y trouve ainsi une grande tension interne, une dynamique savamment conduite jusqu'au déploiement toute en puissance de tout l'orchestre, des moments tragiques très prenants et des phrases pleine d'une émotion intense. Les pizzicatos des cordes qui introduisent trois des quatre mouvements sont effectués avec du poids mais aussi un mouvement qui plongent l'auditeur dans l'univers de Bruckner avant même le début des thèmes.  Les tempos sont équilibrés et laissent ainsi toute l'ampleur du ton et du son se déployer sur les longues arches musicales sans aucune pesanteur. 

Grand spécialiste de Bruckner, le chef assure à nouveau ici un parfait équilibre entre l'énergie, la puissance grandiose et l'émotion. 

 

Symphonie n°7

 Eugen Jochum

 Staatskapelle Dresden                                                           1978

La version enregistrée par Jochum à Dresde est totalement prenante. Comme dans la 9e, le chef dose parfaitement les changements de rythme, les crescendos et les transitions entre les sections musicales écrasantes et celles plus lyriques. Et l'orchestre de Dresde est somptueux, disposant de cuivres chauds, aux sonorités exceptionnellement rondes et puissantes, jamais criardes. L'adagio (2e mouvement), sommet de la partition, est également le sommet de cette interprétation. Les cordes jouent en profondeur dans l'archet, avec une ampleur et chaleur du son magnifiques. Le tempo pris est assez retenu et laisse ainsi bien la phrase musicale prendre toute son ampleur sans perdre en intensité. Cette interprétation est totalement bouleversante.

Dans le scherzo, le chef donne une puissance écrasante unique. Le rapport entre les différents cuivres et avec les cordes graves, la juste alternance entre accents et liaisons aux cuivres, comme la façon de mener ici encore les crescendos contribuent à créer un fort sentiment d'écrasement et de vertige.

On retrouve ces mêmes qualités dans le finale, comme à 3'10" du début par exemple, avec le crescendo tendu des cordes qui amène à la grande phrase puissante des cuivres, ou encore le crescendo final très impressionnant.

 

 Herbert Blomstedt

 Wiener Philharmoniker                                                            2017

Cet enregistrement provient d'un concert donné le 20 août 2017 au festival de Salzbourg, et publié en disque par l'orchestre dans le cadre d'une série spéciale.

Le chef adopte des tempos globalement modérés et effectue un travail extraordinaire sur les couleurs, aidé par un orchestre sublime. Le dialogue entre les pupitres et l'enchaînement des phrases apparaissent toujours d'une grande justesse. Le chef opte pour une grande fluidité du discours musical, avec beaucoup de rondeur dans le son, sans pour autant renoncer à une tension sous-jacente. Tout cela nous plonge dans une vision fascinante jusqu'à un final de bout en bout passionnant, après un adagio cosmique d'une émotion et d'une beauté exceptionnelles.

Une interprétation très personnelle, totalement captivante et d'une fabuleuse beauté pastique.

 

 Symphonie n°8

 Günter Wand

 NDR Sinfonieorchester                                                      1987

Premier des deux témoignages des concerts de Günter Wand au festival du Schleswig-Holstein, dans la cathédrale de Lübeck, cet enregistrement est un moment fort dans la discographie. Plus encore que le concert de la 9e, l'ampleur de cette symphonie monumentale prend ici une dimension, une ampleur unique. Les longues phrases se déploient comme en extension temporelle et spatiale infinie, sans que l'ennui ne guette un instant. Les dynamiques sont extraordinairement dosées, jusqu'à la réverbération des fins de phrase dans la cathédrale, sans excès mais puissance, notamment grâce à une assise des cordes graves et des cuivres qui assurent une intensité continue. La répétition de certaines cellules musicales prend dans cette dynamique tout son sens, comme on peut le ressentir tout particulièrement dans le 2e mouvement. L'adagio est saisissant, avec un tempo vraiment retenu et une tension, par le poids dans l'archet  des cordes, par certaines attaques aux contrebasses. de longues phrases des violons ou bois sont également ici comme en suspens, comme rarement. Le final est bien ici l'apothéose, malgré le sublime adagio. Pas d'effets faciles mais là aussi le poids des notes entre les pupitres et le savant dosage des dynamiques crée une introduction absolument extraordinaire. Et seul Günter Wand sait conduire un final du mouvement aussi émouvant et grandiose, avec un tempo spécifiquement lent. Il laisse ainsi le cor (3'10 de la fin) déployer son solo avant un crescendo final absolument unique et dont la réverbération ultime ajoute encore au sentiment d'infini.


 Sergiu Celibidache

 Münchner Philharmoniker                                               1993

Les tempos extrêmement étirés qu'on retrouve souvent dans la dernière période des concerts donnés par Celibidache conviennent particulièrement à cette symphonie. A l'ampleur extraordinaire de cette musique monumentale correspond vraiment la démesure d'une direction qui donne le temps à chaque note et chaque ligne musicale, sans qu'ici cela ne déstructure l'œuvre, comme c'est un peu le cas avec d'autres partitions. L'inspiration du chef et d'un orchestre superbe sont constants d'un bout à l'autre de l'œuvre. On perçoit du coup bien l'impression de puissance infinie de la partition, tout particulièrement dans l'adagio. L'orchestre impressionne par sa capacité à tenir avec autant de force les tempos extrêmement lents, sans que la profondeur de son des différents pupitres ne soit jamais altérée ni que les timbres ne deviennent plus blancs.

Contrairement à d'autres enregistrements où le style de Celibidache semble prendre le pas sur l'œuvre, voire tend à la désarticuler, ici il y a une adéquation passionnante entre la création de Bruckner et la restitution qu'en réalise le chef avec son orchestre.

 

 Carlo Maria Giulini

 Berliner Philharmoniker                                           1984

Le concert enregistré en février 1984 à Berlin, publié par Testament, est un grand témoignage de Giulini dans Bruckner. On a ici une interprétation "chaleureusement animée" comme la qualifiait parfaitement un critique allemand à l'époque. La grandeur, la puissance et le caractère mystique sont bien présents dans cette interprétation. Mais c'est aussi une façon, subtilement dosée, de faire en même temps chanter les pupitres dans leurs thèmes, ce qui est caractéristique et participe de cette chaleur relevée par la critique à l'époque.

 

 

  Symphonie n°9

 Eugen Jochum

 Staatskapelle Dresden                       1978 

Les deux enregistrements studio de Jochum sont exceptionnels. La seconde version bénéficie d'une prise de son d'une belle ampleur et d'une grande profondeur, ce qui permet d'apprécier pleinement les couleurs somptueuses de l'orchestre et la richesse de la direction du chef.

Ici l'interprétation allie les aspects mystiques et tectoniques de façon inouïe. Le choix des tempos, leurs rapports qui donnent le sentiment de l'évidence, les transitions ou encore les rapports harmoniques entre chaque pupitre atteignent une sorte de perfection. Il y a l'ampleur des phrases musicales qui ne s'enlisent jamais grâce grâce à un rapport parfait entre les cuivres et les cordes graves ou la façon de soutenir les notes les plus longues donnant une impression d'expansion spatiale. Le scherzo est également d'une puissance rare qui dépasse le seul effet rythmique bien marqué mais vite redondant et répétitif chez de nombreux interprètes. On est pris de bout en bout par cette interprétation qui ne laisse pas imaginer qu'il y ait pu y avoir un mouvement supplémentaire.

 

 Günter Wand

 Münchner Philharmoniker                1998 

Parmi les différentes gravures de G. Wand, celle avec l'orchestre façonné par Celibidache est exceptionnelle, même si elle semble moins caractéristique du style supposé du chef. Les crescendos et forte ont une puissance qui traduit une confrontation violente de forces terrestres.

 

     Günter Wand

     NDR Sinfonieorchester                         1988

L'enregistrement réalisé au festival du Schleswig-Holstein en 1988 à la cathédrale de Lübeck, comme pour la 8e symphonie l'année précédente, permet de mesurer combien Bruckner était imprégné des effets spatiaux de l'orgue dans une église. Il ne s'agit plus ici d'un poncif mais d'une évidence. Les longues phrases musicales se déploient  et respirent jusque dans les silences, remplis de la réverbération dans la cathédrale. La prise de son est très réussie pour apprécier justement ces effets qu'on pouvait effectivement ressentir lors de ces concerts. Même si c'est la dimension mystique qui est ici privilégiée de ce fait, la direction ne sombre pas dans la torpeur mais garde une grande tension, bien que plus intériorisée que dans le live de 1998 à Munich.